Bref historique du métier de chef d’orchestre

La direction d’orchestre éveille souvent la curiosité des gens de par son caractère mystérieux. D’une part, les chefs et les cheffes semblent bouger de façon à faire naître la musique, ce qui contribue à entretenir l’aura de mystère autour de la profession. Comment est-elle né? Est-ce qu’elle est une discipline ancienne ou récente?

Remontons au début de la direction d’orchestre. Dès le moyen-âge on peut repérer des exemples de direction musicale dans la musique sacrée, appelée chironomie, qui par le geste de la personne dirigeant, forme les contours de la musique. À l’époque baroque et classique, le compositeur, ou maître de musique, dirigeait les musiciens avec un bâton frappé au sol, comme Lully (Sénart, 1988), ou avec les mouvements de son corps marquant le tempo tout en jouant de son instrument, comme le clavecin ou le violon (Groves, 2002). Au XIXe siècle, des compositeurs comme Spohr, Mendelssohn et Weber prirent en main la direction de leurs œuvres et celles d’autres compositeurs, alors que les compositions musicales se complexifiaient dans leur écriture (Bailey, 2009). Cette complexification engendra de nouveaux besoins en matière de communication d’indications qui menèrent à une évolution de la direction d’orchestre. Comme le fait pour un musicien de délaisser son instrument pour se tenir devant l’orchestre et guider les autres musiciens dans l’exécution du répertoire avec des gestes des mains, ou avec un papier roulé (Bailey, 2009). Puis en introduisant l’utilisation de la baguette comme outil de précision de la battue. Ces musiciens constituèrent ce qu’on peut déterminer comme une première génération de chefs d’orchestre (Stoessel, 1930), dans leur dévotion à transcender la simple battue rythmique (Stoessel, 1930) pour mieux faire transparaître l’expressivité. Ce sont les Berlioz, Wagner, Hans von Bülow et Mahler qui ont fait évoluer le domaine en développant une réelle expertise du métier de chef d’orchestre vers une technique de mouvements expressifs (Jordan, 2023), en plus de la synchronisation du jeu des musiciens. Il faudra attendre après la Seconde Guerre mondiale (Groves, 2002), alors que les organisations musicales à travers le monde prirent de l’expansion, pour voir l’établissement du métier de chef d’orchestre à proprement parler (Sénart, 1988), avec des Toscanini, Furtwängler, Boulez, Karajan (Delcroix, 2006) et Bernstein (Roxburgh, 2014).

Malheureusement, les registres et médias historiques ont fait montre de discrimination envers les femmes cheffes d’orchestre talentueuses (Gamache, 2017) comme Antonia Bricco, Ethel Smythe, Avril Coleridge Taylor (Lazarou, 2016) et, un peu plus tard, JoAnn Faletta, soit en ne les incluant pas dans les écrits ou soit en rédigeant des critiques négatives à leur endroit. De plus, le manque d’opportunités pour les femmes cheffes d’orchestre auprès des orchestres de renom, ne leur a pas permis jusqu’à récemment, de s’imposer en notoriété – tant sur les podiums que dans la littérature (Lazarou, 2017) – autant que leurs homologues masculins. Par conséquent, il est encore difficile de quantifier et qualifier leur impact sur le développement de la discipline, bien qu’au fil des années, certaines aient contribué à la littérature. Mentionnons Elizabeth Green avec son The Modern Conductor et sa collaboration avec Nikolai Malko pour The Conductor and His Score, et Diane Wittry avec Baton basic et Beyond the baton: what every conductor needs to know.

Au courant du XXe siècle, de grandes écoles techniques et de pensée de direction d’orchestre se sont développées et affirmées grâce à des chefs jouissant d’une grande réputation et d’une certaine visibilité, que l’on peut appeler les grands canons de la discipline (Sénart, 23). Ils sont devenus des piliers de la direction d’orchestre, attirant de nouvelles générations de chefs voulant bénéficier de leurs connaissances (Bailey, 2009). On peut recenser les différentes écoles de pensée et leurs précurseurs comme suit : européenne (Pierre Boulez et Max Rudolf); américaine (Leonard Bernstein); russe (Ilya Aleksandrovich Musin et Nicolai Malko). S’y ajoutent la méthode du chef japonais Hideo Saito, et celle de l’Américain Robert Shaw du côté des ensembles militaires et à vents (Wittry, 2014). On peut actuellement constater un exemple moderne d’établissement d’école technique et de pensée à travers le programme El Sistema de Venezuela qui produit des chefs au style flamboyant, extraverti et énergique comme Rafael Payare, Domingo Hindoyan, Glass Marcano. Le maestro Gustavo Dudamel en est certes le plus grand représentant, à cause de sa renommée et de sa popularité internationale, du fait qu’il est le chef de l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela à l’intérieur du programme El sistema, et parce qu’il forme de plus en plus de jeunes chefs d’orchestre. Cela lui confère un pouvoir d’influence dans l’établissement du style, notamment auprès d’une relève vénézuélienne. Nous pouvons donc affirmer qu’une école sud-américaine est en train de s’imposer dans les nouvelles approches et dans les styles de gestuelle.

Bien sûr, il existe d’autres écoles de pensée et de styles d’influence mineure, car elles sont propres aux chefs et cheffes qui les ont mises au point et ne sont pas transmises à travers le vaste partage de connaissances, ou parce que ces styles sont révolus, comme celui du chef italien Arturo Toscanini. Chaque école de pensée, bien qu’ayant ses particularités : dans son style et sa conception du métier de chef d’orchestre, elles se rapprochent au niveau de l’apprentissage de la discipline suivant des procédés que nos professeurs ont appris des leurs, et ainsi de suite (Saito, 1988). Elles partagent l’acquisition de connaissances théoriques par l’étude de la partition et de cas de figure, de la posture (Spencer, 2000), par l’observation et l’imitation. La direction d’orchestre, au sens moderne du chef d’orchestre, est relativement récente dans l’histoire de la musique (Jordan, 2011), et il va sans dire qu’il en est de même pour son enseignement, (Schlomer, 2012) sens dans lequel abonde Christopher Seaman dans The Cambridge Companion to Conducting (Seaman, 2013). Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale que l’on verra des programmes d’enseignement de la direction d’orchestre faire leur entrée dans les conservatoires et universités, ce qu’a statué Matthew Schlomer dans sa thèse intitulée Inspiring Sound : Synthesizing Dance Pedagogy and Conducting for the Heightened Creativity on the Podium. Globalement, la formation de la direction d’orchestre tend à se faire d’une génération à l’autre dans un esprit artisan, ce qu’a aussi constaté Jerald Custer dans la préface du traité de James Jordan, The Conductor’s Gesture: A Practical Application of Rudolf Von Laban’s Movement Language. Ainsi, la relation maître-apprenti que Custer compare aux guildes de corps de métier du Moyen Âge (Custer, Jordan, 2011), occupe une grande place dans l’apprentissage et pourrait contribuer à perpétuer des approches d’une génération de chefs à une autre, où ceux-ci disposent, comme outils d’apprentissage, de l’observation, du mimétisme des gestes du maître.

Tout comme la discipline, son enseignement s’est développé plus tardivement et plus lentement, en comparaison de la pédagogie instrumentale. Ces derniers ont bénéficié de siècles de recherche et d’évolution (Rudolf, 1994) autant pour guider les musiciens dans l’apprentissage de ceux-ci et dans le développement de leur technique et de leur jeu musical que les pédagogues qui forment les musiciens de tous niveaux. Ainsi, plusieurs traités sont nés du désir des instrumentistes de transmettre leur savoir et leur idéologie pédagogique à travers des ouvrages écrits d’apprentissage résultant du fruit de recherches extensives permettant d’aider les musiciens à se développer et à atteindre leurs buts. Ces méthodes comprennent, entre autres, des exercices pas à pas pour apprendre à manipuler l’instrument et à acquérir la dextérité nécessaire pour évoluer et jouer le répertoire associé. Hideo Saito, chef et pédagogue japonais, reconnaît qu’à l’époque où il publia son traité The Saito conducting method en 1988, il n’existait pas de véritable formation offerte tôt dans le cheminement des chefs, en comparaison avec la pédagogie instrumentale qui peut débuter dès la petite enfance en ayant recours à une littérature et des stratégies pédagogiques s’étant étoffées sur plusieurs siècles. Tout comme Saito, d’autres chefs le précédant et le suivant ont éprouvé le désir de partager leur savoir à travers la publication d’ouvrages ou de traités de direction d’orchestre. Ainsi, la littérature de cette discipline s’est développée relativement récemment (Rudolf, 1994) avec la contribution de plusieurs chefs d’orchestre et quelques cheffes d’orchestre depuis la publication de l’un des premiers ouvrages sur la direction d’orchestre écrit par le compositeur, et l’un des premiers chefs d’orchestre de métier, Hector Berlioz, en 1855, avec Le chef d’orchestre : théorie de son art. Cet ouvrage parle globalement du rôle du chef et offre les premiers barèmes de base de battues codifiées pour assurer l’exécution musicale. Les premiers traités offraient aussi des codes gestuels issus de la direction musicale de parade militaire qui ne sont plus employés dans un cadre de direction d’un orchestre, à proprement parler.

L’unicité de la direction d’orchestre, c’est qu’il s’agit d’une discipline qui requiert le concours d’autres humains afin de produire de la musique. Les chefs modernes tendent de plus en plus à compter sur la collaboration des musiciens et cherchent à les inspirer pour les rallier derrière leur vision de l’œuvre, plutôt que de s’imposer par la force ou comme des tyrans. C’est ce qu’affirme Kenneth Harold Phillips dans son traité Basic techniques of conducting, également dans une tentative de déconstruire les mythes entourant l’attitude des chefs d’orchestre modernes en comparaison de ce qui a pu être acceptable à une autre époque. (Phillips, 1997) Eugène Ormandy, dans son The art of conducting que l’on peut trouver en préface du traité d’Élizabeth Green, The Modern Conductor, va jusqu’à préciser que les musiciens « jouent non pas « sous » un chef, mais plutôt « avec » lui[1]».

Elizabeth Green, l’une des plus grandes pédagogues nord-américaines (Lonis, 1993) qui a d’ailleurs été une des plus célèbres élèves, puis collaboratrice de Nikolai Malko, souligne dans The modern conductor, que « le ou la chef sert l’orchestre ». Cela démontre qu’il y a un travail de collaboration entre les musiciens et le chef d’orchestre dans l’exécution et l’interprétation d’une œuvre musicale, ce qui lie intimement le chef aux musiciens.

Conclusion

La lente  et certes récente en comparaison avec celle des instruments de musique est constaté par plusieurs chefs comme Rudolf, Saito, Seaman et Jordan. Rappelons que, les premiers traités substantiels de la direction d’orchestre, comme celui de Carl Schroeder dans Handbook of Conducting, datent de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle. Ils introduisent des notions théoriques et pratiques en les isolant et les présentant séparément, comme le mentionne (Lonis, 1993). Ces approches sont courantes dans la majorité des traités et méthodes, qu’ils soient historiques ou plus récents. Méthodes qui ont donné lieu à ce que Schlomer, suivant son analyse de l’évolution de la discipline, qualifie de « pédagogie traditionnelle actuelle[2]».

Cette lente évolution peut expliquer pourquoi dans la littérature en direction d’orchestre (Rudolf, 1994) s’y trouvent peu d’approches suivant les « théories actuelles de l’apprentissage[3]» comme le relève Merry C. Spencer, dans son ouvrage doctoral Conducting Pedagogy: Teaching Through Musicianship. Ne s’y trouvent, ni des approches pour guider les chefs-professeurs et ceux en autodidaxie dans le développement de la gestuelle (Spencer, 2000).

Les chefs ont été formés jusqu’à maintenant suivant une tradition de relation élève-maître où le savoir se transmet d’une génération à une autre (Custer, Jordan, 2011).

Peut-être qu’une des conséquences de cette lenteur d’évolution se reflètent sur les podiums alors que l’inclusion et la diversité de styles et de personnes ne correspondant pas à l’image traditionnelle du chef d’orchestre, dont les femmes, restent des défis auxquels elles et ils sont confrontés.

[1] Eugène Ormandy, (preface) Elizabeth A. H. Green, The modern conductor (Englewood Cliffs, New Jersey: Prentice Hall, Inc., 1987), 2, traduction libre de l’autrice : « The musicians play not under but with the conductor ».

[2] Schlomer, 6, traduction libre de l’autrice : « This is what we consider “traditional” conductor pedagogy today ».

[3] Merry C. Spencer, Conducting Pedagogy: Teaching Through Musicianship. D.M.A. diss., University of Oklahoma, 2000.

Bailey, Wayne. Conducting: the art of communication. New York: Oxford University Press, 2009.

Berlioz, Hector. Le chef d’orchestre : théorie de son art : extrait du grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes, 2e éd. Hector Berlioz, 1902.

Delcroix, Robert. Le langage du geste. La direction d’orchestre, Guide et réflexion. Éditions J.-M. Fuzeau, Paris, 2006.

Gamache, Claudine. The Voice and Body Language of Female Orchestral Conductors: Discussion, Exploration, and Tools for a Better Understanding. Thesis for Doctor of Musical Arts, University of Georgia, 2017.

Green, Elizabeth A. H. The modern conductor. Englewood Cliffs, New Jersey: Prentice Hall, Inc., 1987.

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Jordan, James. The Conductor’s Gesture : A Practical Application of Rudolf Von Laban’s Movement Language. Chicago: GIA Publications, 2023.

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